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Pendant près d'un siècle, l'Hôtellerie de Séjour a apporté à notre Riviera, qui ne s'appelait pas encore la Côte d'Azur, une richesse devant laquelle nous restons encore éblouis. Vivant jusqu'alors pauvrement de la culture de l'olivier, de quelques activités artisanales, de poterie à Biot et Vallauris, de parfumerie à Grasse, notre région se transforma en quelques décades pour devenir, durant les mois d'hiver, le lieu de séjour d'une société riche et oisive qui fut pour tous, grands et petits, une source de profits inespérés.
Très vite, s'élevèrent alors dans notre pays de grands et beaux hôtels, à Nice, à Cannes, à Monaco, mais aussi dans ce qui n'avaient été jusqu'alors que de bien pauvres villages.
Et puis, après une période de gloire, ces mêmes hôtels disparurent, les uns après les autres...
C'est dans ces établissements que je me propose de vous conduire.
Lorsque je rencontrai, pour la première fois, les membres de l'association " Sauvegarde du Patrimoine Écrit des Alpes Maritimes " venus à Grasse pour y rechercher des traces ou des vestiges du passé hôtelier de notre cité je fus tout d'abord intrigué, puis très vite ravi de constater que l'on pût encore s'intéresser à ce que fut notre métier et à chercher même à en conserver matériellement le souvenir. On m'invita alors gentiment à rassembler quelques souvenirs pour apporter ainsi ma bien modeste contribution à l'action entreprise pour sauver de l'oubli certaines péripéties ou certains détails de la vie des hôteliers de jadis, que j'ai encore connue, si différente de celle vécue de nos jours par nos cadets.
Ces lignes n'ont naturellement aucune ambition didactique, elles ne veulent donner ni leçon, ni conseil, et ne prétendent surtout pas constituer une sorte de " Traité d'Hôtellerie ", pas plus d'ailleurs qu'être un ana regroupant de savoureuses et croustillantes anecdotes mettant en scène telle ou telle personnalité ou personnage connu. Celles que l'on y trouvera, trop nombreuses peut-être, ne veulent qu'illustrer un état d'esprit et une façon de vivre bien différents des nôtres.
Mon seul désir est de décrire très simplement mais très fidèlement ce qu'était alors l'organisation de nos hôtels de séjour, comment on y vivait, quelles étaient les habitudes et les mentalités de chacun, clients et personnels, et d'essayer si possible, de faire ressentir l'ambiance qui régnait dans une société très particulière et très fermée, vivant en vase clos
[...]
Trop souvent aussi, au gré de certains, j'emploierai le langage alors en usage dans la profession, souvent émaillé de termes peu académiques certes, mais qui, sans être forcément vulgaires, avaient un sens très précis pour nous.
Alors que je servais, durant la dernière guerre, comme officier de liaison auprès de l'O.S.S. américain, on m'apprit très vite que la valeur d'un renseignement dépendait autant de la " technicité " de l'Informateur que de l'Information en elle-même. Ainsi le rapport d'un spécialiste averti, qui avait vu, de ses yeux, tel événement, avait une très grande valeur, alors qu'une information de ce même agent relatant une rumeur incontrôlée n'avait pas plus de crédibilité que le témoignage de visu d'un spectateur incompétent et donc incapable de juger sainement ce qu'il avait vu, malgré sa meilleure volonté et sa parfaite honnêteté.

Chaque information était donc affectée d'une double cote d'intérêt : une lettre donnant la valeur de l'Informateur et un chiffre évaluant l'Information elle-même. Ainsi un document coté AI était-il considéré comme important et digne de foi puisque provenant d'un Informateur sûr et compétent qui avait vu l'événement et ainsi put exactement le juger.
Je vais donc m'appliquer pour que mon témoignage puisse mériter la cote AI.
L'informateur que je suis donc a passé cinquante années de sa vie dans le milieu hôtelier, d'abord dans l'hôtel de ses parents où il est né et où il a grandi, avant de faire carrière et finir par accéder à la direction de palaces figurant parmi les plus en vue.
La télévision, alors inconnue, n'avait pas encore envahi les foyers. Après le repas du soir, les familles restaient volontiers groupées, et ainsi trop souvent condamnées à entendre, sans écouter d'ailleurs, le père évoquer sa jeunesse, son service militaire ou "sa" Guerre de 1914...
Comme tous les jeunes gens de son temps, il a du subir de nombreux récits, rabâchés pour la centième fois, pendant tant d'années, avec tant de détails, tant de précisions, tant d'émotions aussi, qu'il a fini par engranger dans sa propre mémoire les souvenirs du père, où ils sont demeurés gravés, aussi précis, aussi sûrs et aussi vivaces que ses propres souvenirs.
C'est ainsi qu'il pourra vous parler, tel un Médium, de la vie à Londres en 1898, de la dureté de l'apprentissage à cette époque, du couronnement de George V, des fastes d'une hôtellerie déjà oubliée, tout aussi bien que des peines et de la nostalgie d'un jeune apprenti cuisinier exilé, bien loin de sa Provence natale, dans les brumes de Londres, avec tout autant de vérité que s'il avait lui-même vécu la vie de son père.
Pour illustrer de tels souvenirs, il possède d'ailleurs un trésor : un très grand nombre de cartes postales, qu'il était alors d'usage de collectionner soigneusement. A cette époque aussi, on aimait à conserver des "souvenirs", de petits objets, des fleurs séchées dans les pages d'un livre... et même de petits carnets où l'on notait avec soin, dans chaque famille, avec des dates et des détails précis, les moindres événements survenus. Sa grand mère n'a pas failli à cette habitude et il pourrait vous dire ainsi, avec précision, ce que son père, jeune apprenti de quatorze ans partant pour Londres, avait emporté, au matin du 21 Mars 1898, dans sa petite valise. Beaucoup de ces souvenirs pourront ainsi paraître désuets et même franchement ridicules. Ils ont cependant pour lui une valeur de témoignage, ce qui est, pense-t-il, le seul but de ces lignes.


Émile Litschgy