Le chaud des jours
Face à son épouse, Eugène ne pesait que le poids de
son corps râblé de tailleur de pierre. Cousins germains, Rose
et lui se connaissaient depuis toujours. Enfants, déjà, Rose
ordonnait et Eugène exécutait. Plus tard, Rose partit pour Lyon
où une cousine devait faire delle une demoiselle. Eugène
lattendit, avec le secret chagrin de ne plus la voir.
A vingt ans, il se retrouva en casernement à Nîmes. Cétait
la première fois quil dépassait les limites de son Cantal,
la première fois quil voyait des oliviers. La vue des oliveraies
au soleil de midi, de ces arbres aux troncs torturés, à la dentelle
feuillue ramassée de lumière, le remplit démerveillement.
Octobre faisait virer au sombre les fruits, ils brillaient tels des perles
grises, Eugène choisit avec gourmandise et curiosité la plus
grosse olive, la mit religieusement en bouche et la croqua sans hésiter.
Le pauvre garçon ne savait pas quau pays des cigales, olives
sur pied et kakis flamboyants sont le piège à estrangers, pour
ne pas employer un terme plus usité aujourdhui dans lhexagone.
Devenue une jeune fille accomplie, Rose rentra de la capitale gauloise avec
lallure fière et les manières dune bourgeoise, dont
désormais elle ne se départit plus. A linstant où
il la revit, Eugène fut ébloui et le resta toute sa vie.
Mariés, ils réunirent économies et dot pour acheter une
maison à Murat, alors sous-préfecture du Cantal. A force de
talent et de travail acharné, Eugène devint patron dune
entreprise de travaux funéraires et Rose fit du rez-de-chaussée
de leur maison une auberge, quelle dirigea tambour battant, de la même
main de commandeur avec laquelle elle mena mari et enfants. Elle appela son
commerce les Oliviers.
Cest là que naquit, au soir du 22 septembre 1895, Yvonne.
Lépoque ne connaissait ni contraception ni suivi pré-natal.
Yvonne était la cinquième enfant du couple en cinq ans de mariage.
Cétait beaucoup. Rose avait mis ses aînés en nourrice
et avait perdu deux garçons en bas-âge, elle garda auprès
delle cette dernière-née, si menue, si fragile, dont les
os se révélèrent vite décalcifiés. A deux
ans, elle ne marchait pas et vécut ses premiers hivers emmaillotée
de laine et de peaux de chat.
Tout fut tenté pour améliorer son état, médecine
classique, rebouteux, guérisseurs
Ses parents lemmenèrent
même en consultation auprès déminents spécialistes,
à Bordeaux, à Lyon. Devant ossature et muscles défaillants,
les grands professeurs avouèrent leur impossibilité à
garantir une normalisation totale de son état; ils laissaient peu despoir
de voir Yvonne marcher un jour. Rien ne fut négligé pourtant,
ni remèdes ni soins, jusquaux bains de clous rouillés,
ordonnés par la Faculté et pris régulièrement
afin de la fortifier.
Ah ! ces bains ! Toute la maisonnée y participait. Dans une
baignoire en cuivre étamé, installée à demeure
près de la cheminée, des clous trempaient en permanence. A lheure
du bain, Rose étalait le drap de grosse toile plié en six réservé
à cet usage et létendait sur les clous. Broc après
broc, la servante versait leau quelle allait chercher dans lâtre
et sur la cuisinière. Eugène ajoutait quelques bûches
à celles qui flambaient déjà, puis, lorsque Rose jugeait
avec sa main trempée la température de leau convenable,
il prenait la petite dévêtue dans ses bras et délicatement
la déposait dans la baignoire. Il fallait ajouter de leau chaude
au fur et à mesure de son refroidissement, soccuper dYvonne
qui, vive malgré le handicap, simpatientait, dautant que
lodeur âcre de la rouille lui donnait des nausées. Faire
chauffer devant les flammes lépaisse serviette pour envelopper
lenfant au sortir du bain. Touiller longuent avec lequel Eugène
massait les jambes de sa fille. Pendant tout ce temps, Jeanne, la sur
aînée, et Alfred, le frère tant aimé, amusaient
leur benjamine avec des marionnettes taillées dans le bois par leur
père.